Texte initialement publié sur Point Contemporain.
Exposition au MAC VAL – Musée d’art contemporain du Val-de-Marne et au Musée national de l’histoire de l’immigration, du 16 octobre 2018 au 20 janvier 2019.
Le MAC VAL et le Musée national de l’histoire de l’immigration s’associent pour la première fois pour présenter l’exposition « Persona grata »1 du 16 octobre 2018 au 20 janvier 2019. Autour du sens et de la place de l’hospitalité, cette exposition en deux lieux présente de nombreuses œuvres d’une quarantaine d’artistes issues pour l’essentiel des collections des deux musées. Les commissaires des expositions, Anne Laure Flacelière, Ingrid Jurzak et Isabelle Renard ont étroitement travaillé avec les deux philosophes Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, auteurs de l’ouvrage La fin de l’hospitalité2 dans lequel ils mêlent philosophie et enquête de terrain. En écho à l’actualité et à ce que l’on nomme abusivement « la crise migratoire », cette exposition cherche à montrer la manière dont les artistes s’emparent de la question de l’hospitalité envisagée du point de vue de celui qui accueille et de celui qui est accueilli.
Devant chacun des musées, l’œuvre U.N Camouflage du collectif Société Réaliste accueille les visiteurs. Comprenant au total 193 drapeaux, le nombre d’États membres des Nations Unies, cette œuvre détourne les symboles nationaux. Chaque nouveau drapeau reprend les couleurs d’un emblème national ré-agencé dans un motif de camouflage militaire. Les drapeaux perdent ainsi leur caractère identitaire, leurs particularités se fondant dans une multitude de formes et de couleurs communes à toutes les nations.
A l’entrée du MAC VAL, la vidéo des artistes David Brognon et Stéphanie Rollin intitulée La mémoire d’Hadrien (2016) s’intéresse à la persistance des réflexes de repli sur soi par la constitution de murs. Après avoir prélevé une pierre du mur d’Hadrien, premier mur frontière construit sur le continent européen, ils la déposent sur les fondations du mur de Calais puis, au pied de la dernière statue de Franco dans l’enclave de Melilla en Espagne. A propos de la frontière et de la circulation, l’œuvre Cayuco – Sillage Oujda Melilla. Un bateau disparaît en dessinant une carte de Marcos Avila Forero montre son engagement. Dans cette vidéo, l’artiste tire à mains nues une reproduction en plâtre d’un Cayuco sur une distance de 150 km, entre la frontière fermée avec l’Algérie et celle de l’enclave espagnole de Melilla, dernière étape pour les migrants souhaitant se rendre en Europe, traçant derrière lui son parcours. L’épreuve de la clandestinité est présentée comme un rite initiatique dans le film de 35 minutes de Clément Cogitore intitulé Parmi nous (2011). On y suit les aventures d’Amin, jeune clandestin tentant chaque nuit de rejoindre la zone portuaire et d’embarquer sous les camions. Reprenant la structure des contes, l’artiste fait de lui un personnage héroïque passant par une série de rencontres, d’apprentissages et d’étapes.
Le nomadisme, l’errance et le voyage sont des notions essentielles dans la vie et dans l’art de l’artiste Kimsooja dont l’œuvre Bottari Truck – Migrateurs (2007-2009) en témoigne. La photographie présentée témoigne d’une performance qu’elle a actualisée en 2007 à l’occasion d’une résidence au MAC VAL. De Vitry à Paris, à bord d’un camion chargé d’une pile de bottaris3, baluchons en tissus colorés récoltés auprès de l’association Emmaüs, elle passe par des lieux emblématiques de sièges, de soulèvements et de réunions populaires, terminant son périple par l’Église Saint Bernard, lieu symbolique de la lutte de centaines de « sans-papier » qui en 1996, pour réclamer leur régularisation, ont occupé le lieu. La confrontation à hostilité et la question des autorisations de séjours sont visibles dans la série d’affiches Urgent (1997-2007) de l’artiste iranienne Ghazel. En 1997, elle doit régulariser sa situation en France et se lance dans son ultime solution : le mariage blanc. Empruntant aux registres de l’humour, de la dérision et de l’appropriation, elle insiste sur le type d’homme recherché : avoir des papiers. A partir de 2002, date à laquelle elle reçoit sa carte de résidence pour dix ans, elle réalise des affiches qui renversent les données pour proposer à son tour un mariage à un clandestin.
Au premier étage du musée, des œuvres traitent plus largement de l’autre, de l’étranger et de son invisibilité. La vidéo Transport à dos d’homme (2017) de Bertille Bak nous montre le quotidien des communauté tziganes d’Ivry-sur-Seine. Flirtant entre documentaire et fiction, l’artiste tend à nous présenter une vision caricaturale des tziganes, celle qu’ont les parisiens de cette communauté quasi invisible. Pour souligner cette ignorance, elle demande à des hommes et des femmes de caricaturer leur quotidien dans des scènes burlesques. Plus loin, comme en écho, l’œuvre de Julien Discrit datant de 2008, composée d’encre invisible, d’une lumière UV et d’un détecteur de présence, vient proclamer What is not visible is not invisible (Ce qui n’est pas visible n’est pas invisible).
L’exposition au Musée national de l’histoire de l’immigration est ponctuée du regard des philosophes associés. L’épreuve de la mer est visible dans les œuvres La casa (2013) et La gravedad (2015) de l’artiste Enrique Ramirez. La première œuvre est composée d’un petit cadre noir dans lequel se cache une vidéo et un texte. On y voit une maison sur l’eau, comme une île flottante. La seconde œuvre fait directement référence à l’histoire du Chili, pays d’origine de l’artiste, durant la dictature de Pinochet où de nombreux cadavres furent jetés à l’eau. Ici, en vidéo projection sur un mur noir, des milliers de petits papiers blancs planent et chutent, tels des tracts politiques gommés. La vidéo Koropa de Laura Henno datant de 2016, est son premier court métrage, inaugurant une série, réalisé au large des Comores. Travaillant sur la migration clandestine depuis 2009, d’abord à Rome puis à l’île de la Réunion et à Calais, elle s’intéresse ici à l’exploitation des mineurs par des passeurs clandestins, entre les Comores et Mayotte. Après avoir rencontré ces enfants co-pilotes de Kwassas4 à Koropa, elle choisit d’aborder le passage clandestin comme un rite initiatique. L’œuvre The new world’s climax III (2001) de Barthélémy Toguo relate également le difficile passage des frontières, tant physique, psychologique que purement administratif. En créant des tampons-bustes surdimensionnés en bois, il détourne avec humour les outils bureaucratiques. Les mots gravés à la base des sculptures reprennent les termes du transit et de l’exil, tandis que les nœuds du bois rappellent l’empreinte digitale.
Ayant donné son nom à l’exposition, l’œuvre Persona grata de Lahouari Mohammed Bakir réalisée en 2016, présente la locution latine dans une écriture en néon blanche et affirme l’envie d’être accueilli, accepté, considéré. La déclaration lumineuse pointe en creux son antonyme pour mieux interroger les réalités de l’accueil et de l’hospitalité. Inspirée elle aussi du processus administratif de l’accueil, Latifa Echakhch présente Hospitalité (2006), dans laquelle elle reprend une phrase tirée d’un en-tête de formulaire de la préfecture de police relatif aux demandes ou renouvellements de titre de séjour, en creusant dans le mur d’exposition « espace à remplir par l’étranger ». Elle extrait la phrase de son document, de son contexte et de sa fonctionnalité d’origine pour mieux livrer sa vision critique de l’hospitalité car l’espace même une fois rebouché existera toujours.
Projetées successivement dans une grande salle, les vidéos Streamside Day (2003) de Pierre Huyghe et Le Clash de Anri Sala offrent une vision poétique et distanciées de l’exil et de la migration. Le film de Pierre Huyghe réalisé lors d’une résidence de l’artiste à la DIA Foundation de New York, raconte la naissance d’un village et d’une communauté. Des personnes venues d’ailleurs s’installent en lisière de forêt pour vivre au plus près de la nature. L’artiste imagine alors une fête de bienvenue, comme une célébration, avec défilé, discours et concert, qui pourrait devenir un rituel. Dans sa vidéo, Anri Sala emprunte aux Clash les notes de leur morceau Should I stay or Should I go (Devrais-je rester ou devrais-je partir). Un homme seul déambule avec une boite à musique. L’artiste recompose l’hymne punk en d’autres lieux et d’autres temps, mettant en images les paroles du groupe : la séparation, le désespoir, l’errance et l’impossible ancrage.
A la lisière du travail documentaire, la série Calais de Bruno Serralongue est présentée dans les deux lieux d’exposition. Depuis 2006, l’artiste effectue de nombreux déplacements à Calais pour rendre compte de la situation des migrants. Par l’utilisation de la chambre photographique, il propose une retranscription distanciée de cette actualité. Refuges précaires et nature environnante nous font percevoir l’attente du départ.
Cette exposition nécessaire en ces temps troubles nous offre des visions poétiques et politiques sur l’accueil, l’exil, l’errance ou encore la répression. Si l’exposition propose d’interroger la notion d’hospitalité au travers des œuvres, elle révèle avant tout son antonyme : l’hostilité, « persona non grata ». Rythmant l’exposition, le regard des philosophes, qui ont parcouru l’Europe, de la « Jungle de Calais » au centre de réfugié caché dans les hangars de l’aéroport de Tempelhof à Berlin, nous permet de saisir toute l’ampleur de ce changement de paradigme : l’étranger a cessé d’être un hôte pour devenir une menace. Le constat est sans appel mais, s’il dévoile une véritable fermeture à l’autre et sur soi, c’est pour mieux envisager les alternatives. Il s’agit d’échapper au simple sauvetage et à la peur de l’autre pour revenir au temps de l’hospitalité. Cependant, cela ne relève pas de notre simple éthique personnelle, cette épreuve appelle une solution collective et politique.
1 Personne étant la bienvenue
2 Fabienne Brugère et Guillaume Le Blanc, La fin de l’hospitalité. Lampedusa, Lesbos, Calais… Jusqu’où irons-nous ?, Paris, Flammarion, 2017.
3 Baluchons traditionnels coréens.
4 Nom comorien des canots de pêche.
Société Réaliste, U.N. Camouflage, 2012. Impression numérique sur polyester, 100 x 150 cm (chaque drapeau). Collection MAC VAL – Musée d’art contemporain du Val-de-Marne. Acquis avec la participation du FRAM Ile-de-France. Photo © Marc Dommage.
Kimsooja, Bottari Truck – Migrateurs, 2007-2009. Photographie couleur, caisson lumineux, 128 x 182,5 x 25,5 cm. Collection Musée national de l’histoire de l’immigration, Palais de la Porte Dorée, Paris.
Bruno Serralongue, Abri #7, série « Calais », 2006-2007. Tirage ilfochrome contrecollé sur aluminum, cadre en Plexiglas, 125 x 158 cm. Collection Musée national de l’histoire de l’immigration, Palais de la Porte Dorée, Paris.