Entretien initialement publié sur le site de Point Contemporain.
Depuis plusieurs années, avec le dessin comme médium privilégié, Olivier Garraud développe un travail incisif. S’inspirant de l’actualité politique et à force de recherches, il lie le dessin aux mots pour créer une œuvre puissante et vindicative.
Pour ce troisième entretien de confinement, Doriane Spiteri invite Benoit Razafindramonta à s’entretenir à ses côtés avec l’artiste Olivier Garraud autour de sa démarche, des dérives gouvernementales et du monde d’après.
Doriane – Depuis 2016, tu poursuis ta série intitulée L’office du dessin, composée désormais de plus de 220 formats numérotés, tous exclusivement en noir et blanc, sur des pages A4 à petits carreaux. Comment est-ce que cette aventure a commencé et quel protocole as-tu mis en place pour lui donner forme ?
Olivier – Initialement la série devait comporter trois schémas : une échelle, une pyramide et un camembert. J’avais décidé d’utiliser le support de la feuille à carreaux afin de synthétiser esthétiquement mes dessins en utilisant le quadrillage comme une matrice. L’idée était de produire un ensemble qui traduirait mon point de vue sur notre société.
Au même moment en 2016 je découvrais le travail de David Shrigley, ça avait été pour moi une révélation. J’ai donc voulu faire quelque chose de simple et d’efficace, dans l’esprit des réalisations de cet artiste.
L’aventure a commencé comme ça avec quelques feuilles à carreaux, un compas, une règle et un marqueur. Ces feuilles me rappelaient aussi les cahiers d’écolier, les dessins dans les marges. C’était donc pour moi un support familier. Et puis il y a eu titre – c’était la touche finale – il me vient de The Office, une sitcom sous forme de faux documentaire – plutôt absurde – qui se déroule au sein d’une société de vente de papier. Un secteur tertiaire qui m’est complètement étranger, mais qui exerçait sur moi une forme de fascination, dans la série en tout cas. J’utilisais du papier destiné à la comptabilité qui me rapprochait de cet univers. J’ai donc décidé d’intituler la série L’Office du dessin et de l’assumer en tant que projet au long court.
Maintenant et depuis 2018, je fais imprimer du quadrillage sur du papier à dessin chez mon imprimeur, ce qui me permet d’avoir mon propre support et de réaliser des grands formats.
J’ai aussi développé un volet pédagogique avec Le dessin mode d’emploi qui consiste avec ou sans modèle, selon le niveau et l’âge des élèves et des étudiants, à dessiner sur papier quadrillé en combinant et agençant des formes géométriques.
Doriane – Dans ton travail, le langage est central. La plupart de tes dessins comportent des messages apparaissant souvent sous la forme de slogans. Quel est le rôle du langage dans ta démarche artistique?
Olivier – Pour moi le dessin a toujours été un langage à part entière. L’écriture est arrivée pour le compléter, avec les schémas dont j’ai parlé à l’instant. L’échelle, par exemple, qui est le premier dessin de la série L’Office du dessin, comporte trois bulles distinctes et est associée à un barreau et donc à une forme de hiérarchie. De haut en bas on pouvait lire les inscriptions suivantes : « C’est bien légitime », « Je ne peux pas me plaindre » et « C’est la faute de la société ». C’est un dessin ambivalent, qui pourrait mettre d’accord des individus qui ont pourtant des cultures politiques diamétralement opposées, mais ce n’est pas la question.
Pour répondre simplement, le langage écrit et dessiné s’articule de façon complémentaire dans des proportions différentes. Selon les cas c’est plus facile avec des mots ou parfois avec un dessin ou une combinaison des deux.
Pour moi le langage, qu’il soit dessiné ou écrit, opère comme une sorte de sésame. Il faut le modeler, lui donner les contours les plus à même de toucher aux réels, des affects, de la culture et de l’actualité, selon où on veut aller.
Benoit – En 2015, ton projet Demi-Artiste semblait interroger la place du producteur d’image, ton propre statut, mais également le rapport à l’icône, le culte de l’image d’un artiste ou de sa biographie, et donc finalement le mythe.
Olivier – Demi-artiste répondait à une contradiction que je porte en tant qu’artiste, puisque je considère que mon métier contribue à la promotion d’une forme d’individualisme exacerbé. C’est un aspect culturel de notre société que je trouve contre-productif. Cela nuit à l’émancipation générale des individus et la constitution d’un corps social solide. C’était donc une tentative de désamorcer le culte que l’on voue aux idoles, qu’elles soient mythologiques, religieuses ou artistiques.
Benoit – Si ton rapport au langage est davantage lié à la manière dont celui-ci est instrumentalisé par les médias et les politiques, en tant qu’artiste quel est ton rapport à l’image ?
Olivier – En tant que créatif je façonne, je modèle les images et le langage, mais en ce qui concerne les médias, même si évidemment il peut y avoir des porosités de ce point de vue, c’est autre chose.
L’instrumentalisation dont tu parles, c’est ce que Edward Bernays nomme Les Relations publiques. C’est malhonnête parce que les images et le langage sont instrumentalisés aux bénéfices d’intérêts particuliers, à des heures de grande écoute, sans jamais être démentis. De plus, c’est une pensée unique qui est diffusée sans qu’aucun contradicteur soit en mesure d’intervenir. Pierre Bourdieu insiste sur cet aspect et affirme que c’est très dangereux pour la démocratie dans son livre Sur la télévision.
En tant qu’artiste je suis donc conscient du pouvoir des images et des mots. Je suis très attaché à leur sens, j’ai donc beaucoup de mal à supporter le dévoiement médiatique et politique, ce qui paradoxalement me stimule beaucoup. Je sais que les choses sont structurelles et que l’individualisation contribue à l’impuissance collective.
Le célèbre slogan, T.I.N.A de Margaret Thatcher “Il n’y a pas d’alternative”, dit bien la capacité du langage, ou au moins sa volonté de s’inscrire dans les esprits et les corps. Cette sentence me semble être bien en phase avec l’apathie générale et j’aimerais pouvoir la désamorcer en image ou en mot. Ce qui m’importe vraiment c’est de donner forme à des idées. Et de ce point de vue, les images m’intéressent pour ce qu’elles contiennent potentiellement.
Benoit – Jusqu’à dernièrement tu avais très peu représenté d’humains dans tes projets: ils avaient tous une enveloppe informe, simplifiée par une silhouette, des yeux et une bouche qui ne souriaient pas toujours. Après avoir proposé un portrait du Christ – en super héros -, les premiers hommes que tu as couché sur le papier étaient des policiers, des milices et des corps armés. Dans quel contexte ces figures se sont-elles imposées à toi ?
Olivier – J’ai effectivement souvent contourné la figure humaine, tant que je trouvais à mettre mes idées sur le papier sans que ce soit nécessaire. Fin 2018, les événements liés aux mouvements sociaux m’ont entraîné à reconsidérer la question et à faire le focus sur l’actualité.
Dans les manifestations, la plupart des forces de l’ordre était cagoulée et sans matricule, la volonté était, au minimum, de terroriser les citoyens participant aux différentes manifestations, voire pire… J’avais le souvenir d’un jeu vidéo et de son écran d’introduction, une tête de ninja cagoulée qui m’évoquait désormais la dégaine des Brigades anti-criminalité. Des policiers en civil que l’on croise désormais en manifestation armés de leur lance-grenade adapté en lanceur de balle et autres engins explosifs manuels, chimiques et à fragmentation.
Des Gilets jaunes, aux mouvements pour la retraite, en passant par la grève de l’hôpital public qui a duré jusqu’à la crise sanitaire que l’on connaît aujourd’hui, la seule et unique réponse a toujours été le mépris et la violence.
Choqué par l’impasse dans laquelle on a volontairement laissé le corps social et ces cortège, j’ai donc décidé de dessiner ceux qui s’étaient rangés du côté des dominants en réprimant les corps des dominés, c’est comme ça que j’ai commencé à dessiner ces figures.
Aujourd’hui encore, alors que la politique néolibérale est mise à nue par le virus, aucune remise en cause n’est envisagée. Au contraire, l’exécutif instrumentalise la situation pour aller encore plus loin à l’encontre des droits du travail et des libertés publiques. La réponse aux problèmes sociaux ne peut pas être la répression, elle doit au contraire être politique.
Doriane – Dans ton travail, on peut constater des motifs récurrents, tels que la barrière ou l’automobile. Ces motifs sont mis en avant dans l’animation L’Auto-radio (2018). Peux-tu nous parler de ce projet et des éléments qui le composent ?
Olivier – L’auto-radio, c’est une animation de 7 minutes environ. Elle se déroule à l’intérieur d’une voiture. La route et des automobiles défilent sur la file de gauche, la radio est allumée et on peut lire ce qui s’y dit. Le son dans mon travail d’animation tient toujours de l’habillage à l’ancienne. Je prends des objets que j’ai sous la main et je bricole quelque chose : pour l’occasion un ventilateur pour le bruit du moteur et des souffles à la bouche pour les moments où l’on croise les autres conducteurs. Il n’y a pas de voix pour la narration ou les personnages, seulement du texte façon sous-titrage. L’animation est en noir et blanc, les dessins sont réalisés au préalable sur papier et scannés, avant d’être mis en animation par ordinateur. Voilà pour la partie technique et esthétique.
Pour ce qui est du fond, ma volonté était de parler de l’idéologie qui transpire, sans pour autant s’afficher ouvertement dans les médias mainstream. Pour peu que l’on n’ait pas les outils pour analyser les informations, le temps, l’envie ou tout à la fois; la ritournelle diffusée vous rentre par une oreille et en ressort par l’autre mais, au passage, contrairement à ce que dit l’expression, elle vous a imprégnée.
À cette époque, l’utilisation trompeuse du terme radical – qui signifie aller à la racine des choses – m’agaçait beaucoup. En effet, dans la bouche des éditorialistes ce mot avait perdu son sens et ne signifiait plus rien d’autre que terroriste. À ce propos, Marie José Mondzain dans son essai, Confiscation : des mots, des images et du temps, tente de revaloriser ce mot et le considère même comme étant nécessaire au renouvellement de notre société…
C’est donc sur les bases de ces quelques réflexions que j’ai entamé une écoute attentive de la radio. C’est finalement la matinale d’Europe 1, qui faisait suite à la manifestation du 1er mai 2018, qui a retenu mon attention. J’ai retranscrit par écrit l’intégralité de l’émission et j’ai ensuite sélectionné ce qui me semblait le plus pertinent. J’ai modifié les noms des multinationales citées pour ne pas leur faire de pub et j’ai systématiquement remplacé la désignation des personnes par le mot : consommateur.
Transparaît alors dans cette retranscription le manque cruel de contradiction. Le flux est parfois interrompu par des divertissements qui font diversion comme le formule Pierre Bourdieu, dans son livre que je cite à nouveau Sur la télévision.
Le format type GIF animé de L’Auto-radio, avec son texte défilant nous oblige à une certaine concentration: c’est presque hypnotique et cela nous renvoie à tous ces moments où nous sommes pris par le quotidien et où nous nous laissons traverser par des mots qui ne sont probablement pas si anodins.
Benoit – Au début, ton travail tendait plus vers l’absurde : tu proposais des sculptures finies comme ces pieds-poings qui semblent à la fois donner l’origine et la fin de toute chose. Cette incapacité à progresser, ce sentiment de tourner en rond revient fréquemment dans ton travail avec cette roue de hamster, réactualisée selon les époques. Quand as-tu glissé de l’absurde vers l’ironie, celle qui simule le réel pour proposer une pensée alternative aux états de fait ?
Olivier – Je ne sais pas si j’ai glissé, l’absurdité et l’ironie se rejoignent. Elles sont sans doute aussi, de plus en plus présentes au quotidien pour chacun d’entre nous. Disons que l’ironie me permet de traiter de l’absurde. Quand par exemple, je dessine des pancartes qui sont censées représenter des panneaux d’informations officiels, j’essaye de pousser l’absurdité du réel jusqu’à son paroxysme…
Mais ça devient de plus en plus déroutant, parce qu’au point où on en est rendu, même si je suis ironique, c’est parfois tout simplement la réalité. La marge de manœuvre s’amenuise, ce qui m’étonne c’est que le statu quo puisse encore tenir.
Doriane – Les dessins qui composent la série L’office du dessin sont toujours liés à l’actualité du moment. Récemment, tu as réagi au contexte de confinement et à la manière dont notre gouvernement a répondu face à la crise. Tu as réalisé des courtes vidéos dans lesquelles des pancartes de communication déroulent des messages d’information sur lesquels on peut lire : “Incompétence gouvernementale restez chez vous” / “Il n’y a pas d’alternative restez chez vous/ There is no alternative stay at home”. Ce dernier faisant directement référence au TINA de Margaret Thatcher. Qu’est qui te provoque et te donne envie de produire ces dessins et ces textes dans l’urgence ?
Olivier – Ce qui provoque chez moi le désir de produire c’est sans doute l’ambition de révéler les choses ou, tout du moins, de les rendre plus évidentes et d’aller contre si j’en ressens la nécessité. Actuellement, j’ai l’impression d’arriver à ce moment où je me dis : vraiment ? C’est ainsi que les choses sont en train de se passer…
On vient de franchir un nouveau cap, et cette crise en est un accélérateur. Malgré l’urgence, je prends le temps de me documenter. Je n’ai jamais lu autant d’articles que depuis le confinement. Que le consentement nous enjoigne à nous confiner, puisque qu’il y a une pandémie, tombe sous le sens. En revanche, que l’on soit assignés à résidence et surveillés c’est tout autre chose.
Dans un article de Libération daté du 31 mars, l’auteur d’anticipation Alain Damasio déclarait à juste titre : « La police n’a pas à être le bras armé d’une incompétence sanitaire massive ». De son côté, l’avocat pénaliste Raphael Kempf, dans un article du Monde du 24 mars s’inquiétait légitimement des lois rédigées à la hâte, pour mettre en place le confinement : « Il faut dénoncer l’état d’urgence sanitaire pour ce qu’il est, une loi scélérate ». Enfin, et pour finir avec ce name dropping, la journaliste Naomi Klein avait écrit il y a quelques années La stratégie du choc, dont un documentaire a été réalisé par la suite. C’est le bon moment pour le revoir, car de toute évidence les responsables de la crise n’hésiteront pas à être opportunistes, c’est même selon la journaliste une stratégie. Ils tenteront donc de nous faire payer l’addition, tout en tirant par-dessus le marché des bénéfices financiers et coercitifs.
C’est donc à l’aune de ces différentes lectures et réflexions du moment que j’ai réalisé ces trois animations. Parce que j’en avais assez du #restezchezvous qui culpabilise les individus, alors que la responsabilité incombe au gouvernement en place et à ceux qui avant eux ont défendu l’idéologie néolibérale. Ce qui provoque chez moi ces dessins et ces textes dans l’urgence – ou pas d’ailleurs – c’est sans doute le besoin de produire une riposte.
Benoit – Lorsque nous nous sommes rencontrés il y a quelques années, tu cherchais à proposer une devise alternative à celle inscrite sur nos mairies “Liberté-Egalité-Fraternité”. Nuit debout venait de prendre fin, s’en sont suivis le mouvement des Gilets Jaunes, la Grève nationale, Art en Grève / Art en Lutte, et maintenant la situation autoritaire du confinement. Quelle pourrait être la nouvelle devise nationale selon toi ?
Olivier – Disons que je cherchais à proposer une devise plus en phase avec la réalité. Quand nous nous sommes rencontrés, j’avais dessiné ma première mairie avec la devise républicaine barrée. C’était une façon de questionner sa véracité, sans pour autant la remplacer. Personne ne pourrait d’ailleurs remettre en cause ces trois mots et pourtant, à partir du moment où on les confronte à la réalité de nos vies contemporaines, dans la société que nous connaissons, leur assise se fissure. Ils deviennent une suite de lettres abstraites; ils ne sont plus qu’une coquille vide.
Bien sûr, on me rétorquera que c’est bien pire ailleurs, mais ce genre de non-réflexion participe du maintien de l’ordre du statu quo et de l’individualisme dont je parlais précédemment – prophétie autoréalisatrice qui nous mène justement vers le pire. Cela me déprimerait si je n’avais pas conscience de la structuration qui conditionne ce genre d’aveuglement. Plus tard, alors que j’avais toujours ces réflexions en tête j’ai assisté, à la Bourse du travail de Paris, à la mise en scène du procès du chef de l’Etat. Il était représenté par l’un de ces portraits de mairie, préalablement emprunté par des citoyens…
À cette occasion un intervenant, interprétant Bernard Arnaud, a dans son rôle proposé une nouvelle devise républicaine. J’en ai alors fait un dessin, une nouvelle mairie où l’ancienne devise n’était pas barrée mais remplacée par une version moins mensongère : Rentabilité / Efficacité / Productivité. Si je devais en faire une nouvelle, en référence à la situation et à un slogan scandé en manifestation, ce serait sans doute celle-là : Travaille / Consomme et Reste chez toi.
Benoit – Tes dessins dégagent une ambiance dystopique avec l’omniprésence des yeux, des drones, et autres appareils de surveillance, qu’elle est ta vision du monde d’après Covid?
Olivier – Après la crise sanitaire viendra la crise économique, la première servira de levier pour la seconde. On essayera de nous faire oublier toutes les errances délétères de l’exécutif. On nous enjoint d’ailleurs déjà à ne pas poser de question et à ne pas réfléchir, en somme. On devrait se contenter de boire les mots vides du chef de l’état d’urgence sanitaire…
L’austérité sera imposée, dans le seul intérêt d’une minorité et de son idéologie. Ceci à grand renfort de relation publique, pour ne pas dire de propagande, de surveillance de masse et de violence “légitime”. Cela afin qu’aucune remise en cause ne soit envisageable et le T.I.N.A continuera donc à s’imposer dans tous les esprits et les corps, c’est l’après-crise, version autoritaire. C’est la partition que nous connaissons déjà que trop bien, celle qui corrompt toute humanité et qui nous fait perdre un temps précieux.
Rien n’est écrit cependant, est puisque que l’individu qui occupe en ce moment le poste de Président a cité Les jours heureux dans sa dernière allocution, nous pourrions relire le programme du Conseil National de la Résistance – le mettre à jour écologiquement parlant – et faire en sorte que celui-ci soit appliqué, ça pourrait être une bonne base.
Cette crise inédite est l’opportunité de penser politiquement la situation. Il va falloir se faire confiance, être solidaires et optimistes. La distanciation qui nous sépare aujourd’hui ne doit pas nous empêcher de constituer un corps social solide demain.
Aujourd’hui les gestes barrières, demain les gestes barricades.