Texte initialement publié sur Point Contemporain.
AT THE GATES
Exposition à la Criée – centre d’art contemporain de Rennes, du 15 juin au 25 août 2019.
Dans l’un des textes les plus célèbres de Franz Kafka, Devant la Loi1, un homme attend toute sa vie devant les portes de la Loi. Cette parabole permet de s’interroger sur le fait d’entrer dans la loi et ainsi de devenir un rouage de la société ou, au contraire, de la considérer comme un obstacle à la liberté de l’individu. Le titre de l’exposition fait référence à ce texte, ainsi qu’à l’appel lancé par la suffragette Lavina Dock en 19172, donnant ainsi le tempo à une exposition mettant à l’honneur la lutte pour l’émancipation des femmes à travers huit artistes et collectifs.
En collaboration avec Sophie Kaplan, directrice de La Criée, Tessa Giblin assure le commissariat de cette exposition, adaptation d’une exposition éponyme qu’elle a réalisée en 2018 à la Talbot Rice Gallery d’Edimbourg, dont elle est directrice. Directement inspirée par les théories de Silvia Federici, auteure féministe, enseignante et militante, cette exposition toute en sobriété parvient à faire rayonner la puissance de chacune des œuvres qui témoignent de la lutte menée par les femmes pour trouver, préserver et restaurer leurs voix.
Dans la salle principale du centre d’art, se déploient les bannières du collectif Artist’s Campaign to Repeal the Eight Amendment. C’est contre le huitième amendement de la Constitution Irlandaise adopté en 1983 et interdisant l’avortement, que le collectif s’est créé en 2015 pour faire campagne pour son abrogation. La plupart de ces bannières en tissus ont été brandies lors de manifestations du collectif jusqu’à l’abandon de la loi le 25 mai 2018. A l’heure où le droit des femmes est constamment mis en péril dans le monde entier, il semble essentiel de ne pas oublier qu’en France le vote de la loi Veil ne date que de 1975. C’est ce que rappelle la maquette de l’affiche du film Histoire d’A de Monique Frydman datant de 1973. Cette artiste, militant notamment au sein du Mouvement de Libération des Femmes est invitée par Charles Belmont et Marielle Issartel à réaliser l’affiche de leur film, ayant pour objectif d’informer sur une méthode d’avortement pratiquée gratuitement, qui sera interdit et projeté illégalement. L’affiche montre des femmes enceintes aux tons rouges et bleus, leur douceur et leur rondeur se référant à la déesse de la fertilité.
La série de peintures Bulk Targets 1-100 (2018) de l’artiste Navine G.Khan-Dossos sont des gouaches sur cartons réalisées sur de véritables cibles de tir. Chaque carte est peinte, imitant les formes géométriques utilisées pour apprendre aux tireurs comment leur frappe affecte le corps humain. Des formes roses sont ajoutées par l’artiste en référence aux mouvement des droits des homosexuels et au militantisme contre le sida, mais également à l’histoire locale du quartier grec de leur première exposition, où les femmes sont ciblées et stigmatisées publiquement. L’ampleur d’une violence d’état est particulièrement prégnante dans la vidéo How do you want to be Governed ? (2009) de Maja Bajevic, où l’artiste fait face à un interrogatoire dans lequel elle reste muette face à la question : « Comment voulez-vous être gouvernée ? ». Elle résiste passivement face à la question répétée sans cesse et à son interlocuteur de plus en plus agressif, dont on ne voit que le bras qu’il tend pour l’humilier. C’est cette puissance du langage qui est au cœur de l’installation sonore Learning to Speak Sense (2015) d’Olivia Plender. Cette œuvre reflète les traumatismes et les violences subis par celles et ceux qui tentent de trouver leur voix face à l’autorité et est né de la propre rencontre de l’artiste avec l’impuissance liée à la perte de la voix pendant un an après une maladie en 2013. Se sentant vulnérable sur la place publique, les phrases que l’hôpital lui donnait pour s’exercer s’apparentaient à des messages politiques cachés et semblaient parler du pouvoir de la voix collective : « Beaucoup de femmes font beaucoup de bruits », « Les militants mineurs veulent plus d’argent ». Redonner la voix aux femmes, c’est ce que fait Teresa Margolles dans son œuvre Nkijak b’ey Pa jun utz laj K’aslemal (Ouvrir les voies de la justice sociale) (2012-2015). Une vidéo présente la fabrication d’une broderie par des groupes d’artisanes, les Kunas de Panama, les Tarahumaras de Mexico et les Mayas du Guatemala. L’artiste portant un intérêt particulier dans sa pratique à la violence subie par les femmes, choisie de réaliser une broderie sur du tissu préalablement taché du sang d’une femme assassinée au Guatemala. Les artisanes font preuve de soin et de respect et décrivent leur action comme une « réparation », une « guérison » ou encore un « embellissement ». La broderie présentée seule, dans une petite pièce sombre, sur un caisson lumineux, devenue un objet sacré, présente des images de leur environnement et de leur amour du monde naturel. C’est également autour des notions de guérison et de puissance féminine que l’on peut découvrir la nouvelle œuvre de Jesse Jones intitulée Tremble Tremble. Tout en s’appropriant la sculpture de la Shella Na Gig, une icône matriarcale de l’Irlande païenne, en la transformant en un totem de la fertilité à douze têtes, elle détourne le Malleus Maleficarum. Des inscriptions de ce manuel, qui explique comment identifier, condamner et éliminer les femmes à l’époque historique de procès en sorcellerie, sont gravées sur des marteaux présentés sur un socle aux pieds de la déesse comme des outils d’émancipation. C’est également sur la figure de la sorcière contemporaine que Camille Ducellier centre sa pratique depuis plusieurs années, qu’elle considère comme une alliée politique. Dans son film Sorcières, mes sœurs (2015), tourné en 16mm, elle fait le portrait de cinq femmes qui s’affirment sorcières.
Dans son ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes, Mona Chollet explore la postérité des chasses aux sorcières en Europe et aux Etats-Unis et démontre comment cette guerre contre les femmes a façonnée le monde dans lequel nous vivons : « Ces images négatives continuent à produire, au mieux, de la censure, ou de l’autocensure, des empêchements ; au pire, de l’hostilité, voire de la violence3. » Les artistes présentées parviennent ainsi à montrer l’ampleur de l’oppression des femmes tout en assumant la possibilité d’un changement, passant par la nécessité de se faire entendre.
Teresa Margolles, Nkijak b’ey Pa jun utz laj K’aslemal(Opening Paths to Social Justice),broderie sur tissu imprégné du sang provenant du corps d’une femme assassinée à Guatemala City, créée avec la participation de femmes mayas membres de l’Asociación de Desarrollo de la Mujer K’ak’a Na’ (ADEMKAN) : Bonifacia Cocom, Lucy López, Yuri López, Silvia Menchú, Claudia Nimacachi, Lucrecia Puac, Estela Tax et Josefina Tuy. Santa Catarina Palopó, Sololá, Guatemala, 200 x 200 cm, 2012‑2015
courtesy de l’artiste et de la galerie Peter Kilchmann,Zurich
photo : Benoît Mauras
Artists’ Campaign to Repeal the Eighth Amendment (Áine Phillips), R-E-P-E-A-L, 2017. vue de l’exposition At the Gates, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 2019. courtesy de l’artiste
photo : Benoît Mauras
Navine G. Khan-Dossos, Bulk Targets 1-100, 2018. vue de l’exposition At the Gates, La Criée centre d’art contemporain, Rennes, 2019. courtesy de l’artiste et de The Breeder, Athènes
photo : Benoît Mauras