Entretien initialement publié sur le site de Point Contemporain.
Estelle Chrétien développe une œuvre sensible et poétique aux hasards des rencontres et des contextes. Toujours en quête de nouveaux gestes et de nouvelles techniques, elle produit des pièces qui se manifestent souvent sous la forme d’interventions discrètes, permettant de déplacer les regards. En mars 2020, elle est accueillie en résidence par le Collectif des Possibles.
La restitution virtuelle de sa résidence est à découvrir sur leur site internet (http://collectifdespossibles.fr/sortie-de-residence-virtuelle-estelle-chretien/).
Nous employons ce temps de confinement pour aborder son processus de création et discuter des pièces qu’elle a réalisées lors de cette résidence.
Doriane Spiteri – Ta démarche artistique révèle une sensibilité particulière vis-à-vis de la nature. Tu réalises la plupart du temps des interventions discrètes, voire parfois éphémères en utilisant souvent des matériaux naturels. Qu’est-ce qui t’as amené à travailler de cette manière ? Est-ce lié à la question de la surproduction de nouveaux objets et à une économie de moyens, ou à un rapport particulier à la matière et aux gestes ?
Estelle Chrétien : Je construis avec les matériaux sur lesquels je tombe. Les matériaux dits pauvres m’enthousiasment dans leur capacité à porter du sens et susciter de la proximité. La nature est sensible et je ne pense pas qu’on en soit encore totalement séparés. Par mon travail, je tente d’interagir avec mon environnement dans un dialogue de sourd et muet.
Tes œuvres sont toujours en rapport à un contexte particulier et pour leur production, tu n’as pas peur de t’essayer à de nouvelles techniques comme le tricot ou le torchis par exemple. Cet apprentissage de nouveaux savoir-faire est devenu essentiel dans ta démarche. Qu’est-ce qui t’intéresse dans cette transmission et dans ces nouveaux défis ?
Apprendre me semble le meilleur outil pour ne pas se figer. J’apprends des bases de savoir-faire. J’ai l’impression qu’il me faut ces bases pour être un humain. C’est comme un passé commun, une histoire, non pas d’historien ni d’État mais des corps, du temps de vie passé avec et dans ces corps. Mimer ces gestes me met en lien secret avec plein d’inconnus et je peux ainsi voyager à travers le temps et l’espace en toute immobilité. D’infinies techniques m’intéressent, simplement, si mes mains ne bougent pas suffisamment, elles s’agitent.
Tu viens de terminer une résidence avec le Collectif des Possibles dans les Hautes-Vosges d’Alsace, dont une partie s’est déroulée en confinement. Est-ce que cela a beaucoup changé ta manière de travailler ?
Le collectif m’accueillait dans un atelier logement très grand où j’ai pu me disperser à tout vent et développer plusieurs laboratoires. J’ai glané sur le territoire beaucoup de matériaux et d’envies liés à l’industrie textile locale, cela avant le confinement. Pendant les deux semaines confinées, j’ai poursuivi ce que j’avais commencé et heureusement les lieux qui m’attiraient, à savoir l’usine et le sous-bois, étaient dans le périmètre autorisé. La résidence m’a permis de travailler avec plus d’aisance dans mes mouvements et par là même dans mon lâcher-prise. Je me suis plus autorisée et cela avec moins de jugement. Je n’ai pas voulu enfermer cette liberté lors du confinement, aussi mon travail s’est développé avec ces nouvelles règles.
La restitution de ta résidence se retrouve finalement entièrement virtuelle sur une page dédiée du site web du collectif. Les œuvres in situ que tu as réalisé, resteront-elle visibles sur place suite au confinement ? Que penses-tu de cette restitution virtuelle vis-à-vis de la rencontre avec les publics ?
J’ai laissé ma culotte dans le sous-bois, si quelqu’un la trouve merci d’en avertir les autorités compétentes. Les pièces in situ resteront en place aussi longtemps qu’elles ne gêneront pas.
Nous avons décidé cette restitution virtuelle avec les membres du collectif, alors certes, elle ne remplacera jamais une rencontre en temps et lieu réel mais elle a permis de montrer ces réalisations, de faire part de ce moment de résidence à toutes les personnes qui soutiennent et suivent le Collectif ainsi que de faire découvrir mon travail et le Collectif lui-même.
Tu as profité de cette résidence en terres textiles, pour mener à bien l’œuvre déjà initiée Danse domestique, un tutu réalisé à partir de serpillères. Quelle a été ta base de réflexion pour la réalisation de cette œuvre et comment a-t-elle pris sens lors de cette résidence ?
Je ne mène pas de réflexion théorique, ni d’analyse sur mon travail, ni avant, ni pendant, ni après. Je suis presque têtue là-dessus. J’avais cette intuition, cette lubie de faire un tutu de ballerine avec ce matériau lourd et ingrat de serpillières. Je ne dessine pas précisément mes projets, j’aime les construire de proche en proche. À domicile, j’avais déjà réalisé les quatre volants plissés qui compose le bas. En résidence, j’ai réalisé le justaucorps sur mesures et j’ai assemblé, ajusté et cousu l’ensemble. À la base je n’avais pas pensé cette pièce au sol mais après avoir tout posé, cela s’est imposé.
Le Collectif regroupe des artistes de différents horizons, des plasticiens et d’autres qui œuvrent dans des compagnies de cirque et de théâtre et aussi des personnes hors du circuit artistique. Ce tutu a été, je crois, très vite accepté et fut l’objet d’un premier dialogue. Une semaine après, tout le pays était confiné et chacun.e faisait le premier pas de son ballet domestique.
Tu présentes également des pièces in situ aux abords de la résidence. Tissu à carreaux, installé sur une fenêtre extérieure d’une usine de tissage désaffectée de Wesserling., fait directement référence aux brisure des fenêtres. Avec Dessous, tu habilles une nouvelle fois un arbre, rappelant ton œuvre Le pied au sec à la limite pour laquelle tu avais botté un arbre en 2015. Quel a été ton processus de création pour ces œuvres in situ ? Tu t’es promené et tu as tissé des liens avec l’ancrage industriel de la région ?
Avant de venir je connaissais un peu l’histoire industrielle de cette vallée. En arrivant j’ai appris que le bâtiment dans lequel j’étais accueillie, “la Visite”, avant d’être réhabilité en ateliers logements en 2008, était un entrepôt dans lequel les tissus fraîchement teints étaient vérifiés une dernière fois par les « visiteuses », avant d’être exportés. Aussi, ai-je su très vite que j’allais travailler avec, sur et autour du textile. Cette construction souple faite de fils entrelacés est toujours riche car elle a déjà une histoire dans sa fabrication et elle est présente partout dans notre quotidien et en premier lieu bien évidement sur notre corps. Je ne vais pas, comme on dit vulgairement “parler chiffon”, je n’en ai pas l’habit. Il y a tant d’étape de fabrication pour arriver à un objet qu’on méprise, tant de pollution et de perte que c’est un peu vertigineux. Je trouve que c’est à l’image de toute notre civilisation. C’est pourquoi cela me parait pertinent de m’y confronter.
Le processus de création est simple : errer, laisser venir et sauter sur l’occasion. Concernant Tissu à carreaux, je suis allée zoner à plusieurs reprises dans cette grande friche qui commence à partir de l’usine et j’ai beaucoup contemplé les vitres brisées. Je pensais au déclin de l’industrie textile en général et en particulier à sa délocalisation, en parallèle je pensais aux chutes de tissus et j’avais un tissu blanc cassé provenant d’une usine locale. Mon petit cerveau fait des associations libres en permanence, c’est déjà en quelque sorte du tissage.
Concernant Dessous, lors d’une promenade sur le sentier Le Chauvelin avec mon ami nous sommes tombés sur cet arbre et d’un tronc commun la décision était prise. Il s’est trouvé que j’avais un tissu local à fleur rose sur fond blanc « qualité : libertines », il était parfait.
Lors de cette résidence, tu as également produit ce que tu nommes des « expérimentations » : Tissage de dents métalliques, Charbon enrubanné de fils, dessin à l’herbe fraiche sur toile de lin, Chute, improvisation à la gourde dans le château d’eau. Pourquoi ne considères-tu pas ces expérimentations comme des œuvres à part entière ? Sont-elles susceptibles d’être développées par la suite, dans d’autres contextes ?
Pour moi l’œuvre c’est l’ensemble d’un travail d’une vie. Aussi je ne considère pas mes pièces comme des œuvres. Je préfère le mot pièce (partie d’un ensemble, morceau).
Ces expérimentations peuvent être un peu poursuivies. Chute, composé d’une chaise et d’une chute de tissus dont j’ai découpé toutes les fleurs, ayant réussi à la nommer, je pense que je ne suis pas très loin. Le dessin à l’herbe fraiche sur lin, qui est d’ailleurs le plus grand dessin que j’ai réalisé, existe mais j’ai l’habitude de travailler le dessin en série pour épuiser le geste. Aussi, j’aimerais au moins lui faire un petit frère pour voir où cela peut me mener. Le tissage de dents de peigne de métier à tisser reste encore à l’état embryonnaire même si plastiquement cela m’enthousiasme. Les charbons enrubannés de fils, je ne sais pas encore quoi en penser, ils me plaisent dans leur rapport de forme et matière surtout par rapport au lieu mais ils ne me touchent pas encore. Et pour finir, l’improvisation à la gourde dans le château d’eau, je veux bien la considérer comme une pièce sonore.
Ton travail artistique est toujours lié à des situations particulières, des rencontres, quelles sont les répercussions du contexte de confinement maintenant que tu es rentrée chez toi ? As-tu un travail d’atelier, en profites-tu pour développer certains projets ?
J’étais partie un mois, j’imaginais un autre printemps. Les répercussions sont surtout amicales et sur mes interventions dans les établissements scolaires. Le confinement restreint aussi mon espace de travail qui se trouve limité à mon domicile et comme je n’ai pas d’atelier digne de ce nom, je suis un peu à l’étroit dans mon bureau-atelier-stockage au sein de mon appartement nancéien. Pour le moment, j’ai surtout préparé le terrain, réglé des papiers et rangé tout mon ancien et presque tout mon nouveau barda. J’utilise ce temps pour me nourrir, j’ai lu Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir et semé quelques graines. J’ai encore un morceau de lin et j’espère trouver un petit coin d’herbe verte préservée que je pourrai arracher en toute impunité. J’avais aussi commencé un travail en terre, je vais pouvoir le reprendre. J’ai tout de même l’habitude de travailler chez moi, je ne suis pas désœuvrée, mais j’ai beaucoup plus de joie et d’entrain à travailler en dehors.