Entretien initialement publié sur le site de Point Contemporain.
Martin Le Chevallier est un artiste au parcours atypique qui, à travers ses œuvres, porte un regard critique sur notre société. Nous profitons de cette période de confinement pour aborder sa démarche artistique, son processus de création et pour s’interroger sur la situation actuelle.
Doriane Spiteri – Depuis le début des années 2000, tu as produit une foisonnante œuvre, abordant de nombreux sujets toujours ancrés dans la réalité, politiques et contextuels. Comment choisis-tu les sujets que tu vas développer, qu’est-ce qui t’amène à centrer tes recherches et tes productions sur un sujet donné ?
Martin Le Chevallier – Je suis l’actualité de manière assidue, surtout quand elle est révélatrice de mutations en cours. Je constitue une documentation dans laquelle je me replonge périodiquement. Et je choisis mes sujets au gré de mes fascinations ou de mes indignations, les deux sentiments se croisant parfois. Et souvent, j’ai l’intuition qu’il y a une forme à inventer pour traiter un sujet, une forme qui soit propre à ce sujet, à sa structure. C’est alors un défi à relever. Par exemple, pour parler de l’obsolescence programmée, je me suis demandé comment appliquer ce principe industriel à l’art. Qu’est-ce que serait une œuvre vouée à « fonctionner » parfaitement jusqu’au jour où elle « tomberait en panne » ? Et j’en suis venu à ces ma série Obsolete Heroes, des images qui s’autodétruisent subitement.
Souvent aussi, c’est le croisement de deux questions qui engendre l’œuvre. Par exemple, avec les dispositifs anti-sdf et les gilets jaunes, lorsque j’ai proposé ironiquement à des maires de La République en marche de munir leurs ronds-points de ces dispositifs (Prévention situationnelle, 2019). Ou encore, quand j’imbrique le travail du consommateur et la guerre à distance, en racontant dans « Le faux bourdon » l’histoire d’une joueuse de jeu vidéo qui pilote un drone militaire et accomplit à son insu des missions réelles. Ce sont des imbrications qui me semblent évocatrices de notre époque.
Doriane Spiteri – Pour parler de vidéo-surveillance en 2001, tu réalises Vigilance 1.0, un jeu de vidéo-surveillance, tandis qu’en 2016 lorsque tu t’intéresses aux drones, tu produits Le faux bourdon une grande installation vidéo immersive composée de plusieurs écrans. Tes œuvres peuvent revêtir des formes interactives, vidéos, des performances, ou encore des interventions in situ. Les outils et les médiums avec lesquels tu choisis de réaliser tes œuvres sont très diversifiés et semblent à chaque fois lié au sujet abordé. Quel est ton processus de création ?
Martin Le Chevallier – Effectivement, les formes découlent du sujet abordé. C’était le cas pour Obsolete Heroes. C’était aussi le cas pour Le faux bourdon : je me suis inspiré de la disposition des écrans des pilotes de drones, en les surdimensionnant afin de monumentaliser les images des territoires survolés et confronter la beauté de ces paysages à la violence de ce qui est raconté.
Et ce fut également le cas lorsque j’ai voulu évoquer l’ingérence des logiques managériales dans toutes les sphères de la société. Je me suis alors fait subir à moi-même une évaluation, un diagnostic, une prescription, etc. en me faisant auditer, comme artiste, par un cabinet de consulting (L’audit, 2008).
Pour les interventions in situ, c’est un peu différent, même si je veille à la même adéquation de la forme. Je m’appuie sur l’existant et procède par détournement ou par interférence. Le sujet abordé découle alors de la fonction des lieux, de leur symbolique ou de la thématique de la manifestation. À Montréal, j’avais observé que dans l’édifice où l’on fait faire les titres de séjour, il est constamment fait usage des poteaux à sangles, ces équipements qui servent à canaliser les files d’attentes. Même les œuvres exposées sont systématiquement cernées par ces dispositifs. J’ai alors pensé que si l’on ne pouvait éviter leur présence, il valait mieux en faire le matériau même de l’œuvre. Je les ai alors disposés de manière à écrire le mot « SOS », comme si une personne prise dans ces rets bureaucratiques lançait un appel à l’aide (SOS, 2019).
Doriane Spiteri – Finalement, ton temps de maturation d’un projet est plutôt long afin de produire un tout cohérent. Par exemple, pour l’œuvre Obsolete Heroes exposée cette année au Jeu de Paume dans l’exposition « Le supermarché des images », différents portraits d’ingénieurs, de manageurs ou de théoriciens sont soumis à l’obsolescence programmée. Ce projet est l’aboutissement d’une recherche débutée en 2017. Peux-tu nous en dire plus à propos de cette œuvre ?
Martin Le Chevallier – Le temps de maturation est très variable. Parfois, je dois produire vite parce que l’œuvre sera en prise avec l’actualité. Pour Obsolete Heroes, à l’inverse, je n’avais pas de contrainte de temps. Je cherchais une solution pour que les images disparaissent subitement après être longuement restées parfaitement intactes. Je ne voulais pas que les images s’altèrent progressivement comme cela peut se produire avec de nombreux supports qui sont sensibles à la lumière, à l’humidité, etc. Il fallait un effet de seuil. Il fallait que cela soit comme avec une imprimante ou une machine à laver : elles marchent parfaitement jusqu’au jour où, tout d’un coup, elles refusent de fonctionner parce qu’elles ont été programmées pour cela. J’ai donc fait de nombreuses recherches et ai échangé avec de nombreux chercheurs et spécialistes. Nous avons envisagé de recourir à la chimie, aux bactéries, aux champignons, aux insectes… C’était passionnant et le temps passait sans qu’une solution ne me satisfasse vraiment. Et puis Banksy a fait son coup d’éclat chez Sotheby’s. C’était spectaculaire. J’ai trouvé l’idée du broyeur très bonne. Et faire cela en battant un record de prix de vente, c’était évidemment parfait. J’ai alors douté. Fallait-il que je poursuive avec mon projet d’œuvres qui s’autodétruisent ? Et puis Marta Ponsa, qui préparait avec Peter Szendy l’exposition « Le Supermarché des images » au Jeu de Paume et qui souhaitait y exposer ma pièce, m’a encouragé à poursuivre. Selon elle, le projet était très différent ; il ne parlait pas de la même chose. De plus, je me suis dit que l’œuvre à moitié détruite de Banksy me laissait sur ma faim. Ce que je trouve beau, c’est qu’il y ait une véritable disparition, une véritable perte. Si un collectionneur s’adresse à la galerie pour acheter l’une de mes images, nous lui proposons une garantie, comme avec une machine à laver : durant un an, l’image restera intacte. Au delà, à tout moment, elle pourra disparaître. À chaque fois qu’il regardera ce visage, il pourra se dire que c’est peut-être pour la dernière fois qu’il le voit, comme avec un proche très âgé… À rebours de l’œuvre placement, de l’objet destiné à la postérité, il s’agit donc plutôt d’une vanité.
Et techniquement, j’ai finalement opté pour le feu : une disparition soudaine et spectaculaire. Les images sont imprimées sur du papier flash, un papier qui se consume en quelques secondes sans produire ni cendres ni fumée. Les images sont donc ainsi littéralement sublimées.
Doriane Spiteri – Cette année, tout comme en 2019, tu as réalisé des interventions in situ pour le Festival Art Souterrain de Montréal. Cette année, tu présentes notamment Reset composée de trois poubelles de tri détournées, proposant aux passants de se débarrasser de leurs clés, passeports ou monnaie. Est-ce différent pour toi de présenter des œuvres dans l’espace public, est-ce que cela t’amène à d’autres réflexions vis-à-vis de la relation aux publics ?
Martin Le Chevallier – J’adore intervenir dans l’espace public parce que cela permet des rencontres fortuites entre un public et des œuvres. Des personnes, souvent étrangères à l’art contemporain, se trouvent ainsi soudainement interpellées dans leur quotidien et d’autant plus interpelées que je brouille à dessein les cartes. Comme je disais, je procède par détournement et infiltration. Je ne présente pas des objets où des images ayant clairement un statut d’œuvres. C’était le cas avec Reset. Ces poubelles ressemblent à des poubelles de tri habituelles mais proposent un tri inhabituel puisqu’il s’agit de jeter nos clés, passeports ou monnaie. Ce sont donc trois institutions fondamentales qui sont questionnées au détour d’un couloir : la propriété, les frontières et l’argent. J’invite ainsi les gens à s’interroger alors qu’ils ne s’y attendent pas. Patrice Loubier, un chercheur et commissaire québécois qui s’intéresse à ce type de forme, parle d’« art furtif ». Je trouve ce terme très juste.
Doriane Spiteri – Dans certaines de tes œuvres, tu as abordé le statut économique de l’artiste : L’audit en 2008 où tu demandais à un cabinet de consulting un « audit de performance artistique » sur ton travail, ou encore avec 11h29’15’’ pour laquelle tu effectuais la mesure du temps de travail de l’artiste Julien Prévieux. Comment considères-tu le mouvement ART EN GREVE, à partir duquel de nombeux.ses travailleur.se.s de l’art se sont soulevés et on fait entendre leurs voix depuis le 5 décembre dernier ?
Martin Le Chevallier – J’apprécie leur initiative qui vise à exprimer que les artistes plasticiens ne sont pas forcément indifférents aux luttes en cours, alors que cela leur a été injustement reproché. Poster « art en grève » sur les réseaux sociaux n’avait pas tellement de sens pour moi, mais j’ai souvent manifesté et quand j’en ai eu l’occasion, j’ai défilé sous la bannière « art en grève ». Pour autant, cette appellation pose-t-elle la bonne question ? Faut-il mettre en grève l’art alors qu’il peut être est un moyen d’action politique ? La grève ne devrait-elle pas se situer ailleurs ? Et si l’on cessait d’approvisionner le marché ?
Doriane Spiteri – Une grande partie de ton œuvre révèle un goût pour la narration à travers un travail cinématographique. Avec L’an 2008 par exemple, tu mets en scène, suite à la crise des Subrimes, des portraits de différentes figures de la mondialisation. En 2017, tu approches une nouvelle fois l’économie avec la vidéo Clickworkers pour laquelle tu réalises 7 portraits de travailleuses de l’ombre. La crise que nous traversons actuellement avec la pandémie du Covid 19, t’amène-t-elle à des réflexions dans ce sens, notamment avec ceux qui continuent de travailler pour que d’autres restent confinés et la manière dont les gouvernements gèrent la situation ?
Martin Le Chevallier – La situation actuelle produit beaucoup d’injustice. Et le pouvoir actuel y contribue avec son souci de préserver l’activité économique. Ce contexte, qui est dramatique pour certains, est fascinant à bien des égards. La fermeture des commerces et notamment des plus stupides (fast fashion, etc.) et le tarissement de la circulation produisent une situation dont nous sommes nombreux à avoir rêvé. La ville libérée des véhicules, l’air plus pur, les oiseaux qui chantent… Cela me fait penser au film L’an 01 adapté de la bande-dessinée de Gébé, la liberté de circuler en moins. Cette situation est inspirante. Mais elle ne me donne pas pour l’instant des idées de films. Plutôt des idées d’actions, de parasitages…
En ce qui concerne la situation des travailleurs, la période actuelle relance à mes yeux la « critique artiste », telle que définie par Luc Boltanski et Ève Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme, c’est à dire une interrogation sur le sens de nos vies au travail et celui du fonctionnement de notre société. Le grand bazar est partiellement arrêté. Faudra-t-il vraiment le remettre en route ? Ou en profiter pour se concentrer sur l’essentiel ?
Doriane Spiteri – La situation actuelle de confinement affecte-t-elle ton travail et ton économie ou, au contraire, te permet-elle un travail de recherche et d’atelier plus approfondi, moins dans l’urgence ?
Martin Le Chevallier – Par chance, mon économie n’est pas affectée pour l’instant. Et, comme beaucoup d’artistes, je travaille chez moi. Cela change donc peu mes conditions de travail, sauf que j’ai moins de temps (je dois notamment faire l’école à la maison !). Pour moi, ce n’est pas une période propice à une recherche au long cours. C’est plutôt une situation très stimulante, un contexte dont il faut s’emparer avant qu’il ne disparaisse…